Les indiens non-hindous et l'unité indienne

Savitri Devi

Savitri Devi en Inde, vers 1935.] L'hindouisme, étant quelque chose d'à la fois simple et complexe -- très complexe -- il est assez difficile de définir un hindou, en peu de mots.

La définition risque d'être trop étroite ou trop large -- comme toujours, les mauvaises définitions. [Photo: Savitri Devi en Inde, vers 1935.]

La définition la plus large -- qui n'est pas forcément la plus mauvaise -- est celle qu'admet le «Hindu Maha Sabha», puissante société moderne pour la défense de l'hindouisme: «Est hindou quiconque professe une religion née dans l'Inde». C'est-à-dire, pour le moins, introduite dans l'Inde longtemps avant l'aube des temps historiques. Etant données les similitudes, profondes, des religions nées dans l'Inde, la définition est moins arbitraire et plus solide qu'elle n'en a l'air. Elle englobe les jaïns, les bouddhistes, les sikhs, les gens de l'Arya Samaj et du Brahmo Samaj, aussi bien que les hindous orthodoxes.

Restent les parsis, les mahométans, les chrétiens.

Parmi ceux-ci, les parsis, zoroastriens, c'est-à-dire en principe ultimes représentants d'une culture iranienne millénaire étroitement apparentée à la culture védique, et de plus Aryas de race, devraient être les moins éloignés de l'indianité.

Toutefois, loin de les choquer, vous leur faites presque plaisir en leur rappelant qu'ils sont des réfugiés acclimatés tardivement, et que leur vraie patrie, c'est la Perse. Une Perse qui n'existe plus, sans doute, excepté en eux -- et encore? -- mais une Perse tout de même bien attrayante: celle des antiques fastes et des antiques vertus; celles des archers immortels qui défilent sur les bas-reliefs; celle des rois Achéménides, que les Grecs victorieux continuaient d'appeler «grands rois»; celle des Sassanides, rivaux, en Asie, de la Rome impériale.

Epaves de l'un des plus puissants empires du monde, les parsis ont apporté dans l'Inde hospitalière, avec leur misère, une conscience de leur force, et un invincible esprit de supériorité qui n'a fait que croître, au fur et à mesure que leur communauté est devenue riche.

Ils s'européanisent plus vite et plus sincèrement que qui que ce soit aux Indes. Ils infligent aux Européens, sur leur propre terrain, des défaites dont ceux-ci pourraient aussi bien être fiers, en tant que victoires morales. Ils les battent au tennis. Ils dansent mieux qu'eux les danses d'Europe. Ils donnent à leurs filles plus de liberté, et une éducation anglaise plus complète que celle des leurs. En face du club «pour Européens seulement», ils ouvrent bientôt, «pour Asiatiques seulement», un autre club plus luxueux, mais à part cela, désespérément semblable au premier. Et ils ne se distinguent apparemment des Européens que par la beauté de leurs femmes, que rehausse le port de l'élégant sari enroulé à la mode du Gujarât.

Pas qu'ils soient prêts à reconnaître à l'Européen des droits spéciaux tenant à sa race -- moins pure que la leur.

Tout au plus le considèrent-ils, individuellement, comme un égal -- quand il n'est pas trop dépourvu de culture, même anglaise. Ils admirent certaines de ses techniques. Ils s'intéressent à certains de ses amusements. Et ils s'approprient les unes et les autres. Ils croient fermement que l'on peut tout s'approprier, sans danger d'altération profonde, tant que l'on refuse de donner ses filles, d'éducation étrangère, en mariage à l'étranger, et tant que l'on interdira à celui-ci l'initiation religieuse qui en ferait, malgré sa race, un membre de la communauté.

Aussi leur communauté est-elle, peut-être, en dépit de ses dehors mondains, la plus fermée qui soit; plus fermée encore que celle des juifs, avec laquelle elle partage le sort d'exilée héréditaire, le génie commercial, la souplesse, l'instinct de solidarité, et enfin, la loyauté envers les pouvoirs politiques établis qui ne l'empêchent ni de pratiquer sa religion, si elle en a envie, ni de s'enrichir.

Quelques parsis, il faut l'avouer, un peu moins loyaux, prennent, à l'occasion, part aux «hartals», ou signent quelque manifeste séditieux, de concert avec des hindous; ou se laissent aller à publier, dans un anglais aussi brillant que vigoureux, quelqu'écrit où les Anglais sont maltraités. En général, ils n'en sont pas plus Indiens pour cela, au sens culturel du mot. A quelques exceptions près, ils ne connaissent pas assez l'hindouisme pour l'aimer, et persistent à ne voir, dans ce qu'ils en connaissent, qu'une idolâtrie populaire dignifiée.

Ce qu'est, pour les parsis, le lien de la race inaltérée, le lien de la foi et de la discipline religieuse l'est pour les musulmans. Du point de vue national indien, il y a là une différence grosse de conséquences.

Les parsis, Indiens sans ferveur, soit! -- ne demandent aux autres habitants de la péninsule que de leur laisser la paix, condition du travail et du bien-être. Ils connaissent les tragiques circonstances qui les ont amenés dans l'Inde, au VIIIè siècle. Ils se savent pour toujours une minorité, où qu'ils aillent. Ils s'en contentent, pourvu qu'ils soient une minorité prospère. Et ils savent qu'à l'exception de quelques «Iranis» vivant encore en Perse, leur communauté entière habite l'Inde. Cela crée, entre eux et la terre indienne, un lien désintéressé. Ils n'ont jamais désiré que toute l'Inde fût zoroastrienne, et ils ne cherchent noise à personne.

Les musulmans, eux, savent qu'ils ne sont, dans l'Inde, qu'une partie de l'immense fraternité islamique. Et la fraternité islamique est, pour eux, au-dessus de l'Inde -- surtout d'une Inde plus qu'aux trois quarts païenne!

Il n'y a, chez eux, aucune uniformité de race. Les uns ont pour berceau la Perse, conquise et islamisée par leurs ancêtres; d'autres, les steppes de l'Asie centrale ou les montagnes de l'Afghanistan; d'autres sont seulement des descendants d'hindous, Aryens ou Dravidiens qui, pour accroître leur bien-être grâce à la faveur des puissants du jour, pour sauver leur tête, ou pour gagner le paradis -- on ne sait jamais -- ont embrassé la foi du Prophète il y a deux cent ans, cinq cent ans, mille ans.

Mais ce qui les distingue, par contre, c'est une cohésion religieuse, un sentiment d'égalité sociale, et une solidarité active dans la foi, par delà les barrières humaines, qu'on chercherait en vain dans les autres grandes communautés prosélytisantes du monde entier.

Au nom de cette solidarité, le mahométan indien cultivé est, sauf exceptions, le frère de l'insipide Turc européanisé ou du néophyte nègre, plus que de l'hindou cultivé. L'idée de race, pour lui, est secondaire. L'idée de classe doit être écartée. N'y eut-il pas, autrefois, à Delhi, une dynastie musulmane de rois-esclaves -- d'esclaves devenus rois? L'idée de nation, basée, pour lui comme pour tout l'Orient, sur celle de religion, ne peut pas exister dans une religion qui se croit la seule vraie, et que Dieu destine à l'empire de la terre. Une religion «nationale» en principe, ou nationale seulement en fait, est nécessairement une religion fausse -- une erreur à déraciner. Dans le premier cas, elle est une insulte à la paternité universelle de Dieu. Dans le second, comment se fait-il qu'elle ne se soit pas répandue au-delà des frontières, si elle est vraie?

Le mahométan, même cultivé, n'admettra jamais que la vérité, une comme la beauté, a comme elle, des expressions multiples et contraires. Le chrétien ne l'admet pas non plus. Mais le mahométan est plus logique avec lui-même. De plus, il sait ce qu'est l'Orient, étant un Oriental.

Il sent bien qu'une nation indienne ne peut pas être à la fois hindoue et musulmane. Il faut que l'une des civilisations cède la place à l'autre. Ce n'est pas la sienne qui se retirera! ... donc, il faudra que ce soit l'autre.

Le jour où toute l'Inde brisera ses «idoles», et adorera Dieu à sa manière à lui -- comme le voulaient déjà les grands guerriers défenseurs de la foi: Mahmoud de Ghazni, Mahmoud Ghori, Ala-ud-din Khilji, Aurangzeb -- ce jour-là, sans doute, il sera Indien, comme l'Afghan est Afghan, de l'autre coté des montagnes; Indien et musulman, au sein de la vaste internationale de l'islam revivifiée! Mais, jusque-là, il est et il restera, dans l'Inde, un conquérant installé qui se rappelle ses anciennes victoires; le maître de l'Inde, frustré de sa proie par les Anglais tard venus, qu'il accuse, malgré les avantages dont ils le comblent, de favoriser les hindous.

Il restera un étranger, à moins qu'il ne soit déjà un renégat.

Sur ce dernier point, les hindous sont d'accord.

Quant au musulman inculte -- quatre-vingt-quinze pour cent de la communauté -- il croit savoir que les hindous n'adorent que des dieux de bois ou de pierre, mais il n'a qu'une idée très vague de la gloire d'Ala-ud-din Khilji et d'Aurangzeb.

Il ignore que l'islam s'est imposé à l'Inde par le fer et le feu. Et s'il le savait, il ne comprendrait pas quelle différence de plus cela peut créer entre lui, vendeur ambulant de sucreries «pour mahométans» à la gare de Moghul-Séraï ou d'Asansol, et le vendeur ambulant de sucreries «pour hindous» à la même gare. La seule différence -- croit-il -- est que lui, contrairement à ce païen, n'adore ni les idoles, ni la vache, mais Dieu seul. Une opinion pareille, chez lui, ne tenant à aucun système, serait modifiable. Seulement personne n'essaye de la lui faire modifier. Il sort, en général, de ces classes «déprimées» très misérables, que le sentiment, trop longtemps refoulé, de leurs droits humains, pousse, de temps à autre, à quitter l'hindouisme. Mais il est bien plus près de l'Inde que le mahométan lettré.

Ce n'est qu'en temps de troubles que, fanatisé par ses frères instruits, il s'avise soudain que l'hindou est son ennemi. En temps ordinaire, il n'y pense pas. Tant il est vrai que la vie, aux misères semblables, unit les gens, et qu'il n'y a, pour les séparer, que la culture -- aussi longtemps que celle-ci s'arrête avant d'être allée jusqu'aux racines de la vie.

Les missionnaires attribuent au christianisme indien une origine aussi ancienne que possible. Les mauvaises langues n'osent-elles pas insinuer que la religion qu'ils prêchent n'est qu'une invention de plus pour aider les Européens à mieux exploiter l'Inde? Or comment en serait-il ainsi, si, bien avant saint François Xavier, c'est l'apôtre Thomas, contemporain du Christ, qui l'a prêchée le premier?

Mais, aux Indes surtout, le temps ne fait rien à l'affaire, et qu'il date du siècle de Tibère et de Gondopharnès ou du temps des Portugais, le christianisme indien n'en reste pas moins une anomalie.

Anomalie, car l'Indien chrétien n'est ni un étranger acclimaté, resté fidèle à la religion de son pays, ni un conquérant, ni un Eurasien. Il se rattache aux antiques races qui ont créé la vraie civilisation indienne, et il n'est qu'en partie sorti de celle-ci.

Il ne veut pas être un Européen, pas le moins du monde. La première chose qu'il vous dira, si vous discutez avec lui, c'est que le Christ était un Asiatique. Il en ferait presque un Indien, s'il le pouvait. Mais il oublie que le christianisme n'est pas le Christ.

Les «Propagateurs de la Foi», à quelque secte qu'ils appartiennent, savent bien que ce qu'ils nomment «paganisme» durera autant que l'Inde, et que déraciner l'un voudrait dire tuer l'autre. Ils sentent cela, aussi bien que les hindous eux-mêmes. Mais ils sont trop habiles pour avouer ouvertement: «Nous sommes venus ici pour détruire l'Inde, citadelle du Paganisme», et pas assez forts pour la détruire en effet. Car elle leur résiste, jusqu'en la personne des Indiens chrétiens.

L'Indien chrétien, c'est le produit, ni chien ni loup, de l'industrie missionnaire; le piteux résultat d'un long travail sournois, voué d'avance à ne créer rien de beau; à moins que ce ne soit le résidu d'un échec.

En général c'est un esprit quelconque, rendu dogmatique et raisonneur par l'apologétique simpliste des écoles catholiques ou protestantes -- une apologétique pour «indigènes», démodée en Europe, mais que les Eglises continuent d'exporter, la jugeant, sans doute, «bonne pour les Indes».

C'est, souvent, un hindou qui s'ignore.

C'est, de plus en plus, un hindou qui, en s'instruisant, s'est rendu compte qu'il est hindou, mais qui n'a pas le courage de rentrer officiellement dans l'hindouisme.

C'est quelquefois un arriviste; quelquefois un imbécile.

L'origine de sa lignée est presque toujours à chercher, soit auprès d'un homme désintéressé, mais ignorant, trompé par les sophismes du missionnaire, soit auprès d'un affamé, gagné par les distributions de riz, soit, plus souvent encore, auprès d'un homme à la fois ignorant et affamé. Il y a, bien entendu, des exceptions. Il y en a toujours.

Il y a des Indiens chrétiens de diverses castes.

En Europe, le système des castes n'a jamais passé pour une institution compatible avec le christianisme. Mais aux Indes, il est accepté par les missionnaires, non, sans doute, comme un article de foi, mais comme un fait normal. On n'essaye pas de le justifier conformément à l'esprit de l'hindouisme; ce serait justifier l'hindouisme tout entier. Mais, en l'acceptant sans discussion, on empêche l'hindou moyen de se sentir par trop dépaysé au sein de la nouvelle religion.

L'hindou moyen -- et moins que moyen -- doit être gagné à tout prix; car si on attendait l'autre ... on aurait le temps de faire faillite! Peu importe qu'il conserve quelques «superstitions». Il les abandonnera, à la longue. Ou, s'il y tient, qu'il les garde! Elles ne gênent ni le missionnaire, ni les braves gens des églises d'Europe dont l'argent alimente les missions. Ce qui importe, avant tout, c'est que l'hindou soit baptisé. Cela fera une unité de plus à compter dans les statistiques. Et quand le missionnaire en vacances, évêque de quelque ville inconnue de l'Inde du Sud, s'adressant en Europe aux braves gens des églises, leur parlera de la grande œuvre poursuivie en pays païen, il pourra leur dire: «Nous avons reçu dans l'Eglise 17.503 catéchumènes en 1925; nous en avons reçus 21.179 en 1935. Il en serait venu bien davantage. Mais nous manquons d'écoles, nous manquons d'argent. Il est de votre devoir de chrétiens de nous aider à répandre la lumière parmi ces malheureux!». Et les bonnes gens délieront leur bourse.

C'est ainsi qu'à Pondichéry, ville aux deux cinquièmes catholique, et dans d'autres villes du Sud, il y a, par respect pour les «préjugés indigènes», une église pour Indiens chrétiens castés, et une autre église pour Intouchables. Nous ne sommes pas en Europe. Il faut bien s'adapter aux exigences du climat -- et surtout, de la propagande.

Il y a plus d'Indiens chrétiens parmi les castes inférieures, et surtout parmi les Intouchables, que parmi les castes supérieures. Il y en a plus, aussi, dans le Sud de l'Inde, que dans le Centre et dans le Nord.

Cela tient à ce qu'il y a, peut-être, encore plus de misère et d'ignorance dans le Sud que dans le Nord, et avant tout, à ce que les barrières sociales y sont plus rigides. Il est plus aisé de convertir au christianisme un malheureux illettré, dénudé et méprisé, à qui personne, hélas! ne s'est jamais soucié d'enseigner sa propre religion, que d'endoctriner un pandit orthodoxe ou un Arya Samajiste. Et les missionnaires préfèrent le travail facile.

Mais des surprises les attendent, parfois -- même dans le Sud.

Car parmi les Indiens chrétiens -- même du Sud -- les hindous qui s'ignorent commencent à se reconnaître.

Ils n'ont pas souvent le courage de se déclarer. Pourtant, la religion qu'ils professent au fond du cœur est à cent mille lieues de celle de toutes les Eglises chrétiennes.

C'est parmi les «moins de trente ans» qu'il faut les chercher. Ils portent en eux le principe de l'unité indienne, et, au-delà de celle-ci, peut-être, le principe de l'unité mondiale.

En voici un, entre dix mille; les autres lui ressemblent.

C'est le petit-fils d'un «renonçant» de Pondichéry. Vingt-cinq ans d'âge; Véllaja de caste. Prénom et nom purement français. Mais qu'est-ce qu'un nom, quand il ne signifie plus rien? Il a eu le bonheur d'avoir des loisirs, et durant ces loisirs, il a lu toutes sortes de choses hors du programme de son éducation catholique: des études en français sur la philosophie hindoue, des traductions françaises ou anglaises des Ecritures sanscrites. Et ce fut, pour lui, l'éblouissement du paradis de science, perdu et retrouvé. Renonçant? C'est donc à cela que son grand-père avait renoncé? Oh! si c'était à recommencer ... Il refera, pour sa part, le chemin parcouru en sens inverse, ne renonçant à rien, cette fois-ci, ne reniant rien, mais allant au contraire d'enrichissement en enrichissement. S'il croit en Christ? Mais bien sûr, qu'il y croit! Il l'aime comme son éternel Guru. Il l'adore comme une Incarnation divine. Il recherche sa communion, comme un moyen de réaliser Dieu. Mais il respecte aussi la divinité manifeste des autres Incarnations: de Krishna, de Rama, de toutes les Incarnations possibles; il admet la divinité latente de tous les êtres qui ne sont point encore arrivés au faîte de l'évolution spirituelle mais qui, sans le savoir, y tendent.

Loin de rejeter le Christ, il spiritualise sa conception du Christ en cessant de faire de l'Initié une idole jalouse.

Il n'en faut pas plus pour le ramener, en esprit, à l'hindouisme. Il est, au fond, une manière d'hindou qui, parmi les Incarnations, accorde une dévotion spéciale à l'«Avatar Christ», comme d'autres peuvent avoir une dévotion spéciale pour quelque autre Avatar.

Nous sommes très loin du christianisme enseigné par les missionnaires; du christianisme dont l'intolérance trahit l'origine sémitique de ses premiers bâtisseurs.

A la doctrine qui proclame (comme l'islam, d'ailleurs) «Hors de moi, pas de salut. Hors du Livre, pas de vérité», l'Inde répond, par la bouche de l'élève révolté des missionnaires -- de l'hindou qui s'est retrouvé: «Le salut est dans l'attitude de l'esprit, pas dans la foi au dogme. La vérité est en nous, pas dans le livre». L'idolâtrie? elle est chez les chrétiens qui limitent à une seule les possibilités d'expression de l'Absolu immanent; pas chez les hindous qui les admettent toutes, qui les respectent toutes!

Christ, lui, n'a point eu part à cette erreur. Il n'était venu ni détruire les cultes, ni fonder une secte, mais aider ceux qui l'approchaient à trouver leur âme. Il a dit: «Je suis la Voie», mais n'a jamais dit: «Je suis la seule Voie»; il a dit: «Je suis la Vérité et la Vie» mais n'a jamais dit: «Je suis le seul à être la Vérité et la Vie». Il a dit: «Je suis le fils de Dieu», mais ce sont les hommes inintelligents qui ont ajouté: «le Fils unique».

On sort du christianisme -- doctrine historique, n'ayant qu'une relation extérieure avec l'Initié dont elle porte le nom -- dès que l'on tient Krishna, Rama et les autres pour les égaux du Christ; alors qu'on ne sort pas de l'hindouisme en vénérant le Christ parmi ses Egaux antiques.

Les Indiens chrétiens qui s'instruisent et réfléchissent, commencent, de nos jours, de plus en plus, à sentir la portée de cette constatation. L'hindouisme bien compris, tel que l'ont revécu, presque à notre époque, un Ramakrishna, un Vivêkananda, commence à leur apparaître, peu à peu, comme la religion, multiple et synthétique, qui, en effet, contient la vérité de toutes les autres. Et plusieurs, sans oser encore le dire, regrettent, au fond du cœur, l'abjuration de leurs pères.

Elle n'est pas irréparable, espérons-le.

Mais dût-elle l'être, cet esprit par lequel des hindous se retrouvent n'en est pas moins significatif, socialement.

Il est d'abord un indice de plus de l'identité de l'hindouisme et de l'indianité profonde. Il n'y a pas à sortir de là. Tôt ou tard, le fils de l'Inde qui a quitté l'hindouisme y revient.

Avant même de découvrir qu'il n'est plus chrétien, il vit déjà, en partie, à l'hindoue. Il observe plusieurs coutumes hindoues, sans savoir pourquoi -- parce qu'il en a la compréhension dans le sang. Il s'habille comme les hindous. Il s'abstient de viande de bœuf, par atavisme. Sa femme trace, devant la porte, les mêmes «alpanas» qui ornent le seuil des maisons hindoues. Au Bengale, il se pourra quelquefois qu'elle porte les signes hindous du mariage: l'anneau de fer, au bras gauche; le trait de vermillon, sur la raie de séparation des cheveux. Le cas n'est pas fréquent, mais il se rencontre.

Bientôt, l'homme ne verra pas de mal à jouer de la musique hindoue, le soir, sur sa terrasse, pour faire passer le temps. Les chants en l'honneur de Shiva ou de Krishna s'harmonisent très bien avec la belle ligne de cocotiers qui barre le ciel de nacre, et mieux encore avec la qualité invisible et impondérable de ce soir des tropiques. L'homme s'en rend compte sans se le dire, et à travers la musique des sons, la musique interne des choses le ramène, peu à peu, avant qu'il le sache, à l'Inde de toujours. Ses enfants porteront des noms hindous, dont ils se serviront, parallèlement à leurs noms chrétiens, dont ils ne se serviront pas.

Ses petits-enfants seront hindous tout à fait.

Les mahométans, ayant depuis longtemps créé dans l'Inde un monde à eux, subissent beaucoup moins cette emprise.

C'est une des raisons profondes qui ont permis à la trop fameuse hostilité indo-mahométane de se cristalliser. Restent les raisons qui perpétuent cette hostilité, et l'aident, de temps en temps, à éclater. Mais d'elles, mieux vaut ne point parler; car elles ne sont ni anciennes, ni permanentes, ni sérieuses, étant étrangères aux deux civilisations.

Ce qui est remarquable, c'est qu'il y a malgré tout déjà quelques mahométans susceptibles de retrouver en eux un hindouisme insoupçonné, voire même de l'exprimer avec une sincérité qui ne trompe pas. Témoin, ce jeune élève de l'école des beaux-arts de Lucknow, dont le maître montrait, un jour, une œuvre à un visiteur. Le sujet de l'œuvre: Radha et Krishna. Mais le sujet importe peu. C'est l'âme qui importe. Or il faut avoir une âme hindoue pour pouvoir peindre Radha et Krishna de cette façon. C'est le commencement.

On trouverait aussi parmi les parsis, pourtant si européanisés -- on trouverait parmi toutes les communautés du monde -- des gens suffisamment artistes pour sentir l'irrésistible beauté du symbolisme hindou, pourvu qu'ils soient mis en contact avec des hommes, ou des livres, capables de les y intéresser.

Mais là n'est pas l'important.

L'important est que l'esprit de ces hindous qui se ressaisissent après deux, trois, ou dix générations d'attachement exclusif à un culte étranger, est la seule chose qui puisse unir les communautés disparates de l'Inde; les unir en une harmonie intime, naturelle, solide, comparable à celle qui existe déjà au sein de la société hindoue elle-même.

L'unité indienne ne peut être qu'une unité religieuse.

Elle est à chercher dans la victoire spirituelle de l'hindouisme, de cette religion qui ne rejette rien.

Mais entendons-nous; il s'agit de l'essence de l'hindouisme plus que de sa réalité historique et sociale.

Il ne s'agit pas tant, pour tous les Indiens, de s'incliner devant les mêmes symboles, d'accomplir les mêmes rites -- qui peuvent se modifier, d'une secte hindoue à l'autre. Il ne s'agit pas tant, non plus, de la lettre des Ecritures, ni de la langue sacrée qui divisera toujours hindous et musulmans, parsis et chrétiens. L'unité indienne ne se peut imaginer que dans une attitude similaire de l'âme; dans une conception pan-indienne de la Vérité, pareille à celle des grands hindous unitariens qui ont compris, vécu l'hindouisme. Elle réside, en d'autres termes, dans une vision de la Vérité suffisamment profonde pour en reconnaître les multiples traductions possibles -- traductions différentes, contraires parfois, mais également fidèles, comme les multiples stylisations au travers desquelles les artistes créateurs de tout temps et de toute race extériorisent la Beauté, elle aussi universelle et une, identique à la Vérité.

L'unité indienne ne peut être qu'une unité esthétique et culturelle, ne se superposant point aux différences comme quelque chose de factice qui les envelopperait du dehors, mais prenant conscience d'elle-même de l'intérieur, à travers et au moyen de ces différences.

Elle pourrait bien être, aussi, l'unité du monde, si le monde devenait assez détaché pour acquérir le sens de la synthèse. Et ce serait, alors, la victoire spirituelle de l'Inde sur le monde.

Malheureusement, hors de l'Inde, ce ne sont que les meilleurs esprits qui le possèdent, le vrai sens de la synthèse, l'intuition de l'unité des arts, des cultes, des êtres, le goût des ascèses qui réveillent, dans l'homme, le dieu endormi. Et les meilleurs esprits sont rares, et seuls.

Alors que, dans l'Inde, la possibilité de réaliser en soi le Permanent par delà les orages et les platitudes de la vie est, sinon ré-expérimentée par tous, du moins admise par tous comme un fait de science. L'intuition de l'équivalence des cultures traduit cette intuition grandiose du Permanent aux apparences mobiles, en nombre indéfini.

Une instruction factice n'a point tué, dans le peuple, la culture ancestrale, et isolé les meilleurs esprits. Et la femme koulie, qui pour tout bien ne possède qu'un seul sari sale, outre ses ornements de plomb, vous dira, après vous avoir demandé votre religion, si vous voyagez à coté d'elle en «troisième classe»: «Ta religion est vraie, si tu la vis. Toutes les religions sont vraies. Ce sont les voies qui conduisent toutes à Dieu».

Elle parle, cette mendiante, comme Tagore, comme le divin Ramakrishna -- comme l'élite du monde. Et cela semble naturel. C'est ça, l'Inde.


Ce texte constitue le chapitre IV du livre de Savitri Devi, L'Etang aux lotus, Calcutta 1940, réédité par Thule Sodalitas en 1998. Cet ouvrage, récit émerveillé de la découverte de l'Inde par Savitri, fut en fait rédigé en 1935-36 et serait donc le premier texte écrit par Savitri, avant sa brochure plus politique, A Warning to the Hindus, publiée en 1939.

 

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